Les blessures du temps
C’est en visitant les parcs, cimetières et autres monuments extérieurs Bruxellois qu’il m’est apparu que le temps conjugué au rythme des saisons enrichissait la texture des statues, les rendant graphiquement intéressantes. L’érosion naturelle, la végétation, la pollution ou le vandalisme affectent différemment les bronzes, les marbres ou les pierres calcaires, ajoutant un niveau de lecture supplémentaire à ce qui reste de l’œuvre originale. Et il m’a semblé qu’un marbre restauré qui retrouve sa blancheur est moins exploitable dans le cadre d’un projet artistique qui n’aurait d’autre ambition que de créer des œuvres décoratives. Que ce soit les coulées vert de gris sur les bronze, ou la perte de matière voir l’éclatement des marbres, les statues se retrouvent dans une temporalité différente qui montre leurs fragilités.
Comme au parc Royal de Bruxelles avec son statuaire néo-classique : autour de la fontaine principale où se rejoignent les perspectives, les bustes sont moribonds, alors que d’autres sculpture de style plutôt baroque ont bien résister à l’action du temps. Ces dernières m’intéressent moins. Les cimetières Bruxellois regorgent de statues de style romantique des XIXème et XXème siècle souvent au prise avec une végétation qui s’agrippe aux pierres. Et ce mariage de la pierre et des plantes est toujours réussi comme au cimetière du Dieweg. Et il y a en plus cette théâtralisation de la mort qui véhicule une émotion supplémentaire.
Le contexte général est lui aussi très riche en enseignements. La présence de statues dans l’espace public est un héritage qui nous vient de la fin du XVIIIème siècle. Il y avait une ambition sociale de décloisonner l’art pour le rendre accessible à tous comme le faisait l’architecture depuis l’antiquité. Les jardins publics sont des espaces collectifs où se mélangent toutes les classes de la société. On y intègre des sculptures profanes, issues de scènes de la mythologie, des bustes de personnages publics célèbres, ou des statues allégoriques incitant à la flânerie, à la détente.
Le statuaire des jardins a aussi un rôle pédagogique, il raconte des histoires, tout comme celui des cimetières. Bruxelles en compte trois des plus beaux : celui du Dieweg avec sa végétation abondante, celui de Bruxelles à Evere et le cimetière d’Ixelles. Tous les trois sont de véritables musées à ciel ouvert. Il y a les œuvres qui représentent un défunt, celles qui évoquent sa religion ou son idéologie, celles qui sont des métaphores de la douleur, et les monuments funéraires que l’on retrouve aussi dans l’espace public comme place des Martyrs.
Et c’est de là qu’est né mon projet de représenter ces sculptures, en insistant sur les blessures du temps. Au départ, il s’agit à chaque fois d’un travail photographique. Ensuite viennent le choix de la technique, la composition et enfin la réalisation du travail graphique. Il reste aussi à exploiter le travail photographique qui fait partie intégrante de la démarche artistique.
Avec le temps le projet a évolué. J’ai découvert de beaux exemples de couples nature-sculpture en Russie, en Thaïlande et en Sicile. Ceux-ci m’ont inspirés d’autres travaux.
J’ai aussi réalisé une grande toile représentant la statue d’un ange triste en arrière plan d’un canard en plein vol. J’ai voulu mettre en contraste le côté figé et mortifère d’une sculpture funéraire de la place des Martyrs avec le côté plein de vie de l’oiseau. Et j’ai cherché à opposer l’émotion que dévoile l’ange triste et la sorte d’hébétude propre aux animaux.
Emmanuel Muraille